Adieux à l’organisationnalisme
Quand
j’étais gamine, une des histoires que ma mère me racontait avant de
m’endormir (et dieu sait qu’elle était efficace, puisque je ronflais
toujours au bout de deux minutes) s’intitulait La pitoyable aventure du
maoïsme québécois. Elle me racontait que ses copains maos n’avaient
qu’une seule obsession, celle de construire un parti d’avant-garde représentant
les intérêts du prolétariat1.
Répartis dans deux organisations jumelles et férocement concurrentes (En
lutte! et la Ligue communiste marxiste-léniniste) les adeptes du grand
timonier formaient une armée de militants recevant des ordres et des
enseignements d’une direction éclairée et strictement centralisée. Possédant
par définition la « ligne juste », ils présentaient l’adhésion
de leur parti en construction comme la seule voie possible pour une véritable
émancipation de la classe ouvrière. Non seulement les autres partis de gauche,
mais aussi tous les groupes sociaux, mouvements radicaux et même les garderies
coopératives devaient se soumettre à la « lutte principale »,
celle du prolétariat contre la bourgeoisie (donc celle de la construction du
parti maoïste). Jouant sur la culpabilité petite-bourgeoise de leurs
concurrents, les deux organisations maos ont réussi à phagocyter ou saborder
l’essentiel de ces groupes, attirant à eux les militants les plus actifs et
les plus doués.
En
1979, la direction de la Ligue et celle d’En Lutte!, jugeant les
conditions favorables, décidèrent de transformer leurs organisations en parti
– le PCO et l’OMLCEL.
Plutôt qu’annoncer l’aube rouge de la révolution prolétarienne, cette
victoire annonça la défaite de l’extrême-gauche, les deux partis maos
connaissant immédiatement une crise profonde menant à leur dissolution
simultanée en 1982. Leur seule réalisation concrète fut d’avoir dégoûté
durablement toute une génération de révoltés de toute action révolutionnaire.
Cette
belle histoire a une morale : l’action politique et l’obsession
organisationnelle ne mènent pas à un monde meilleur. Évidemment, l’exemple
des maos, avec leurs slogans décervelés et leur obéissance robotisée
constitue un cas extrême. Mais il reste représentatif de cette caractéristique
des plus agaçantes de la gauche, qui est sa conviction que la lutte contre
l’oppression et l’exploitation est essentiellement un programme politique
qui doit être assumé par un parti et qui doit être réalisé à n’importe
quel prix et par n’importe quel moyen. Or, cette approche ne peut que
contredire plusieurs principes fondamentaux de l’anarchie.
Premièrement,
la politique implique une coupure entre ceux qui décident et ceux qui mettent
en application ces décisions. Elle implique aussi l’existence
d’institutions chargées de prendre ces fameuses décisions et veiller à leur
exécution. La séparation et l’institutionnalisation inhérentes à la
politique sont en soi autoritaires parce qu’elles exigent que les décisions
soient prises avant même qu’adviennent les circonstances auxquelles elles
s’appliquent. Les décisions politiques prennent toujours la forme de règles
générales qui doivent être systématiquement appliquées lors de certaines
situations, quel que soit le contexte ou les circonstances particulières.
Deuxièmement,
une conception politique de la lutte a pour conséquence inévitable de
concentrer le pouvoir dans ces institutions décisionnelles et exécutives. Le
programme de la gauche a toujours été d’influencer, de conquérir ou de créer
des versions alternatives de ces institutions. En d’autres mots, l’objectif
premier de la gauche a toujours été de changer et non de détruire les
relations de pouvoir institutionnalisées.
Or,
l’anarchie, même prise dans sa simple définition étymologique, vise
l’abolition des relations de pouvoir institutionnalisées. Les anarchistes ont
toujours rejeté le principe d’une révolution politique et ont toujours
considéré que la lutte révolutionnaire n’est pas un programme politique
mais la lutte d’individus pour la réappropriation globale de leur vie. Une
telle conception est éminemment anti-politique ; en d’autres mots,
l’anarchie s’oppose à toutes les formes d’organisation sociale, ainsi
qu’à toutes les méthodes de lutte où les décisions qui concernent la vie
et la lutte sont institutionnellement séparées de l’exécution, quelque soit
le degré de participation démocratique du processus décisionnel.
En
plus d’être politique, la gauche est organisationnelle, c’est-à-dire
qu’elle considère que l’organisation, que ce soit un parti ou un syndicat,
est le principal sinon le seul moyen d’action. L’organisation représente la
lutte ; sa construction et sa croissance sont l’expression concrète du
programme de gauche. Si les militants impliqués dans cette activité se définissent
comme anarchistes et révolutionnaires, alors l’organisation se met pour eux
à représenter la révolution et l’anarchie. La puissance de l’organisation
se confond ainsi avec la force et la puissance de la lutte révolutionnaire et
anarchiste.
Un
exemple flagrant de ce phénomène est la révolution espagnole. Les dirigeants
de la CNT et de la FAI,
après avoir inspiré aux ouvriers de Catalogne et aux paysans d’Aragon le désir
de se saisir des moyens de production, non seulement ne démantelèrent pas leur
organisation pour les laisser explorer librement le jeu de la vie sociale selon
leurs propres désirs, mais s’en servirent pour s’instituer gestionnaires étatiques
de la production. Cette gestion fut dans le meilleur des cas aussi incompétente
que celle des oligarques et des capitalistes et surtout n’eut que très peu à
voir avec les principes autogestionnaires de la FAI-CNT pré-révolutionnaire 2.
Lorsque
la lutte contre l’ordre établi est isolée des individus effectivement en
lutte et placée entre les mains d’une organisation, cette lutte cesse d’être
un projet libérateur pour ces individus et ne devient qu’une cause extérieure
à laquelle ils adhèrent. Parce que cette cause est indissociée de
l’organisation, l’activité principale des individus qui y adhèrent est
l’entretient et l’expansion de l’organisation. Ainsi, la prochaine fois
qu’un gauchiste vous fera un sermon sur l’importance de l’organisation hiérarchique
au nom de l’efficacité, comprenez que la seule efficacité qu’une telle
organisation peut atteindre est celle de s’organiser hiérarchiquement.
Ne
vous méprenez pas : je ne dis pas que toute forme d’organisation est à
rejeter. Je dis tout simplement que l’organisation politique, permanente et hiérarchisée
est non seulement inutile mais dangereuse. Toute organisation doit d’abord
avoir comme base l’individu libre et autonome, car une organisation qui menace
l’autonomie individuelle ne peut prétendre lutter pour une societe
libertaire. Toute organisation doit prendre la forme d’une libre association,
ce qui signifie que les gens sont libres de s’associer avec les individus de
leur choix, de la façon qu’ils le désirent et qu’ils peuvent aussi se
dissocier et même refuser l’association si c’est leur choix. Toute
organisation doit explicitement rejeter l’autorité hiérarchique et doit être
simple, petite, informelle et temporaire, car plus une organisation dure
longtemps, plus elle risque de devenir rigide, sclérosée et dominatrice.
Autrement
dit, la différence entre les anars et les gauchistes, c’est que les anars
veulent que vous vous organisiez par vous-mêmes, alors que les gauchistes
veulent vous organiser. Les gauchistes ont une seule obsession : vous recruter
dans leur organisation pour que vous puissiez servir leur cause. Ils favorisent
l’unité idéologique, stratégique et tactique grâce à l’autodiscipline
(qui plus souvent qu’autrement la forme d’une auto répression) quand
c’est possible, ou la discipline organisationnelle sous forme de sanctions
quand c’est nécessaire. D’une façon ou d’une autre, on exige de
l’individu qu’il abandonne toute forme d’autonomie et marche sans discuter
sur un chemin tracé d’avance par un leadership génial et clairvoyant.
Notes