Don’t let the Jones get you down, ne laissez pas les Jones vous
enfoncer, chantaient les Temptations en 1969. Plus précisément : ne cherchez
plus à rivaliser avec vos voisins, ça fout votre vie en l’air, entre
factures, tranquillisants, endettement… Quarante ans plus tard, les Jones
sont en pleine forme : un mini-truck Nissan trône probablement devant la
maison qu’ils ont achetée à crédit à l’orée du XXIe siècle et dont
la valeur a augmenté de 40 % en quelques années. Citoayens types de la middle
class américaine, les Jones sont d’autant plus confiants qu’ils
vivent en Californie, dans ce que le prospectiviste français Jacques Attali
appelle le « neuvième cœur de l’ordre marchand » : Los Angeles a pris le
relais de Bruges, Venise, Amsterdam, Londres, New York.
Cela s’est joué sur dix ans : en 1971, une nouvelle entreprise, Intel, a
mis sur le marché le microprocesseur ; en 1976, le jeune Steve Jobs a créé
l’Apple I, ordinateur individuel ; en 1979, des étudiants ont utilisé le réseau
Arpanet de l’armée américaine pour échanger des données entre
ordinateurs. On connaît la suite : les entreprises de logiciels –
Microsoft, AOL, Oracle, Google – sont toutes californiennes. L’activité
sur le Web constitue 10 % du profit mondial. Internet accélère aussi le développement
de la finance, qui supplante l’économie réelle : les transactions financières
internationales représentent désormais quatre-vingts fois le volume du
commerce mondial !
Résultat : entre 1980 et 2000, pendant que l’Europe crée dix millions
d’emplois, l’Amérique en crée quarante millions ! Et aujourd’hui, le
niveau de vie des Américains est supérieur de 30 % à celui des Européens.
A ceux qui seraient tentés d’y voir les miracles de l’« ultralibéralisme
», le consultant français Alain Villemeur rappelle que si main invisible
il y a, ce n’est pas celle du marché, mais celle d’un Etat omniprésent.
Dès 1982, le Small Business Act vise à assurer aux PME une part des marchés
publics. Dix ans plus tard, Bill Clinton met en place l’informatisation de
l’administration. « L’Etat intervient tous azimuts, rappelle Alain
Villemeur, pour obliger les universités et les entreprises à collaborer,
pour orienter les recherches sur les sujets d’avenir, pour soutenir
fortement le déploiement des nouvelles technologies, pour refuser une OPA
jugée contraire aux intérêts américains. »
Mais alors, en prédisant en 2003, dans Après l’empire, la « décomposition
du système américain », Emmanuel Todd aurait-il eu tout faux ? Rappelons sa
thèse : en 1945, l’hégémonie américaine, d’abord bénéfique avec le
plan Marshall, s’est installée avec l’accord d’une bonne partie du
monde. Mais, obnubilés par leur lutte contre le communisme, les Etats-Unis
ont ouvert leur marché aux produits européens et japonais, sacrifiant de
larges pans de leur industrie. La globalisation a fait le reste. Entre 1990 et
2000, le déficit commercial américain est passé de 100 à 450 milliards de
dollars. Le monde produit pour que l’Amérique consomme. Pourquoi, dans ces
conditions, le dollar ne s’effondre-t-il pas ? Parce que l’argent du monde
continue d’accourir vers les Etats-Unis, avance Emmanuel Todd. L’activité
financière y est telle qu’« elle se suffit à elle-même », le profit
peut y croître, « déconnecté de la sphère de la production réelle ».
N’empêche, pour l’auteur d’Après l’empire, la messe est
dite : « Qu’est-ce que cette économie dans laquelle les services
financiers, l’assurance et l’immobilier ont progressé deux fois plus vite
que l’industrie entre 1994 et 2000 ? » Les services comptabilisés dans le
PNB américain, sans valeur d’échange sur les marchés internationaux, sont
« lourdement surestimés ». Conclusion : « Nous ne savons pas encore
comment, et à quel rythme, les investisseurs européens, japonais et autres
seront plumés, mais ils le seront. Le plus vraisemblable est une panique
boursière d’une ampleur jamais vue suivie d’un effondrement du dollar,
enchaînement qui aurait pour effet de mettre un terme au statut “impérial”
des Etats-Unis. »
Cinq ans plus tard, la prédiction d’Emmanuel Todd ne s’est pas réalisée.
Mais la situation financière de l’Amérique s’est encore aggravée, à
cause d’un facteur que Todd n’avait pas prévu – l’émergence de la
Chine – et de l’emballement du marché immobilier. Quel rapport entre les
deux ? C’est justement ce que nous révèle, dans un fascinant ouvrage,
l’anthropologue belge Paul Jorion, installé en Californie, où il est
devenu spécialiste du crédit… Revenons aux Jones, puisque c’est d’eux,
ces citoyens de la classe moyenne, que parle Paul Jorion. Comme les deux tiers
des ménages (contre 40 % en 1945), les Jones sont devenus récemment propriétaires
de leur maison. Enfin, pas vraiment : ils ont emprunté 80 % du prix et se
sont tournés vers Fannie Mae, organisme semi-gouvernemental qui a hypothéqué
leurs murs. Fannie Mae, deuxième entreprise du pays, et son petit frère,
Freddie Mac, garantissent à eux seuls pour 4 000 milliards de prêts
immobiliers !
Comme tous leurs compatriotes, les Jones sont affublés depuis 1989 d’une
cote de crédit, la « cote Fico », qui situe chaque consommateur en fonction
de ses revenus et de son passé d’emprunteur – dettes, retards de
paiement, saisies. Par chance, les Jones ont une bonne cote et ont donc obtenu
un bon taux. Pour l’heure, on ne leur demande que de verser les intérêts,
ils rembourseront le capital plus tard… Et comme ils n’ont pas d’économies,
la banque leur a proposé un prêt à la consommation pour acheter leur Nissan
en gageant le « capital captif dans les murs », c’est-à-dire leurs 20 %
d’apport. La maison se retrouve ainsi entièrement hypothéquée, mais les
Jones vont pouvoir l’équiper en mobilier chinois ! D’autant qu’on leur
a aussi proposé en 2006, à côté de leur carte de crédit classique, une
carte au taux moins élevé, mais gagée elle aussi sur la maison…
Bref, les Jones ont beaucoup plus de chance que les Sanchez. Eux, comme la
plupart des Noirs et des Hispaniques, ont une mauvaise cote Fico et n’ont pu
obtenir qu’un contrat « sub-prime », à un très mauvais taux, mais
sur… 125 % du prix de leur maison. Ils ont donc un « capital propre captif
négatif » ! C’est-à-dire une montagne de dettes.
Ainsi va l’Amérique de Bush : 1 % de la population détient un tiers de la
richesse du pays, cette infime proportion ayant bénéficié de la moitié de
la richesse créée de 1990 à 2006. Les 50 % les moins riches n’en détiennent
que 2,8 % : c’est pourtant ces gens-là que le gouvernement Bush a voulu
rendre propriétaires, contribuant ainsi massivement à leur précarité.
Insolvables, ils sont la proie de compagnies qui tirent parti de leur dénuement
: 900 000 saisies ont été effectuées l’an dernier.
Pendant ce temps, Freddie Mac a « empaqueté » les milliers de prêts hypothécaires
de ces dernières années sous forme d’obligations, lesquelles sont à
l’origine d’un nouveau marché financier, coté en Bourse. Et qui achète
ces obligations ? Les Chinois, qui, non contents de soutenir la dette du
gouvernement américain en achetant les bons du Trésor, financent désormais
de façon massive l’immobilier résidentiel. Pourquoi ? « La Chine a encore
besoin de la locomotive que constitue la consommation des ménages américains
», répond Paul Jorion. Lesquels ménages ont une dette moyenne égale à 120
% de leur revenu annuel. A ce niveau de surendettement, toute hausse des taux
d’intérêt exposerait la moitié de l’Amérique à des difficultés
financières très sérieuses.
Dans son livre, écrit avant l’accélération de la crise immobilière,
avant l’effritement du dollar et avant la montée des tensions sino-américaines,
Paul Jorion cite Jeffrey A. Frankel, professeur à Harvard : « Quand les
Orientaux se retireront de nos marchés, les Américains découvriront que les
taux d’intérêt grimpent et que la valeur des actifs (valeurs boursières,
logements, sociétés) baisse. Lorsque d’autres pays ont subi des crises
de ce type, leurs populations ont été prises de panique. » Pour Attali, la
fin de l’empire américain ne se produira « pas avant 2025 ». Mais les phénomènes
qu’il décrit – désindustrialisation, hypertrophie de la finance,
autonomisation d’Internet, crise écologique – semblent déjà bien amorcés.
L’Amérique, rappelle Emmanuel Todd, « s’est toujours développée en épuisant
ses sols, en gaspillant son pétrole, en cherchant à l’extérieur les
hommes dont elle avait besoin pour travailler ». Et en s’endettant… Une
fois tournée la page désastreuse de l’ère Bush, saurat-elle se sauver et
engager à temps une indispensable révolution idéologique ?