Les femmes de la Beat Generation et la Poésie
« L’importance
littéraire du mouvement beat n’est peut-être pas aussi évidente que
son importance sociologique » disait Burroughs. En est-il de même des
femmes que l’on peut qualifier de ‘Beat’ parce qu’elles avaient
dans leur grande majorité la même philosophie de la vie, ont vécu et écrit
près des écrivains de la Beat Generation ou après eux ? Elles
furent nombreuses à écrire, des poèmes mais aussi des livres
autobiographiques : Diane di Prima, ses célèbres et alors scandaleux ‘Memoirs
of a Beatnik’ (1969) puis ‘Recollections of My Life as a Woman’
(1990), Hettie Jones, le récit de son mariage avec LeRoi Jones ainsi que ses
souvenirs de la vie ‘Beat’ dans les années 50 et 60 : ‘How
I Became Hettie Jones’ (1990), Carolyn Cassady, la minutieuse et
perceptive évolution de sa relation avec Neal Cassady et ses amitiés avec
Kerouac et Ginsberg : ‘Off the Road’ (1990), Janine Pommy Vega,
Joyce Johnson.
Les
hommes de la Beat Generation, poètes et prosateurs, appartenaient
essentiellement aux années 50 et 60 même si leur influence était encore forte
dans les années 70 mais, pour ce qui concerne les années 50, il serait
difficile de nier qu’y régnait une réelle misogynie. ‘Il fallait tout
leur donner’ rappelle Carolyn Cassady. Leurs préoccupations étaient
avant tout leur pays, leur identité, se transformer, les rencontres multiples.
La maison était un concept, une utopie, à construire, au sens figuré
d’abord, au sens propre quand ils commencèrent à prendre un peu d’âge.
Union ou mariage se terminaient le plus souvent par une séparation ou un
divorce. Les écrivains de la Beat Generation ne manifestaient qu’un
intérêt limité, ou sporadique, pour le quotidien des enfants, de la maison
quand maison il y avait, pour apporter leur écot, leur activité préférée étant
de rester seuls ‘au grenier’ pour y produire leurs œuvres. Kerouac aimait
être hébergé par les Cassady à Los Gatos ; il montait écrire dans la
chambre qui lui était réservée. Il est aussi venu vivre chez Joyce Johnson à
New York, posant son sac à dos en arrivant…Michael McClure a emménagé chez
Joanna à San Francisco.
Les
femmes de la Beat Generation étaient des personnalités hors normes,
avec une forte énergie, sensibles, compatissantes,
tourmentées, inspirées, intelligentes et de caractère indépendant,
avides de rencontres, de liaisons, d’échanges. Les années 50 et 60 s’y prêtaient :
c’était une époque de curiosité mutuelle, de dialogue, très différente
des années actuelles où il est stupéfiant de voir à quel point le ‘chacun
pour soi’ l’a emporté. Le temps du dialogue et de la curiosité d’autrui
est passé et maintenant s’est réinstallée la peur du contact notamment
sexuel. Nous sommes dans une période plus triste, plus soucieuse, moins
entreprenante dans l’expérimentation personnelle et sociale. Et c’est peut-être
aussi pour cela qu’on se tourne vers les années Beat avec une sorte de
nostalgie. On les perçoit romantiques parce qu’elles étaient pleines
d’espoir, espoir de changer la vie, le monde et les femmes beats
partageaient ce sentiment.
Certaines
d’entre elles ont été aussi inspiratrices de la ‘nouvelle sensibilité’,
de la ‘nouvelle vision’ qui les ont conduits sur le chemin de l’expérimentation,
des tentatives, des excès parfois, et de ce souffle de liberté personnelle qui
finit par secouer la jeunesse américaine. Tant Ginsberg que Burroughs savaient
ce qu’ils devaient à Joan Vollmer Adam Burroughs, à son intelligence et à
ses choix audacieux. Quand Ginsberg écrivait, disait « J’ai vu les
plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques
nus »…Il décrivait essentiellement ses amis hommes et
s’adressait d’ailleurs directement à eux – et à lui-même :
« Sacré Peter sacré Allen sacré Solomon sacré Lucien sacré Kerouac
sacré Huncke sacré Burroughs sacré Cassady »… mais Elise Cowen,
qu’il avait connue à la fin des années 40 et à l’Université Columbia
- dont il ne nous reste que les 83 poèmes que ses parents n’ont pas détruits
- avait aussi fait un passage à l’hôpital Bellevue, avant de se jeter par la
fenêtre du salon de ses parents à l’âge de 26 ans…
Si
leurs appartenances familiales sont diverses, il est possible de les distinguer
des écrivains beats par le fait que contrairement à eux, elles ne
proviennent pas particulièrement d’ethnies minoritaires et/ou très pauvres.
Elles venaient pour la plupart de familles conventionnelles plutôt aisées
comme Hettie Jones ou Joyce Johnson qui tenaient à ce que leurs filles, souvent
uniques, aient un bon niveau d’éducation. Et en effet, la plupart d’entre
elles ont étudié dans les meilleurs collèges et universités. Préférant
l’acquisition personnelle des connaissances, comme Janine Pommy Vega, elles étaient
de grandes lectrices. Elles rejetaient généralement un certain
intellectualisme ce qui conduisit nombre d’entre elles à choisir des artistes
pour compagnons de vie ; pour Diane di Prima : Sheppard Powell, par
exemple, pour ruth weiss : Paul Blake depuis 37 ans .
Surtout,
elles ne supportaient pas l’esprit conventionnel de l’Amérique des années
50 et même 60. Elles étaient censées devenir des mères, cultivées certes,
mais à condition de rester dans les rôles de spectatrices, lectrices,
auditrices et non de devenir elles-mêmes actrices, créatrices, poètes ( horresco
referens). Elles n’étaient censées quitter le giron familial que pour
entrer dans le mariage. Et tout le monde savait que tout autre choix impliquait
des rencontres, une vie sexuelle, peut-être l’expérience des drogues. Elles
avaient entendu Howl, le cri
de Ginsberg, ressenti l’attrait des deux pôles qu’étaient Greenwich
Village à New York et North Beach à San Francisco, elles avaient lu On the Road et entendu l’appel de la route ; le désir d’un
ailleurs résonnait aussi pour elles. Elles ont quitté leur famille et abandonné
un style de vie qui ne leur convenait pas, elles allaient vers les rencontres,
les amitiés, les amours, mais se doutaient-elles qu’elles pouvaient aussi
trouver la solitude et la précarité, avoir à faire face parfois à
l’incompréhension, voire au rejet de leur famille ?
Ainsi,
elles participèrent à la ‘Révolution des sacs à dos’…Pour Diane di
Prima, ce fut la vie avec enfants, Zen et poèmes d’un bout à l’autre de
l’Amérique dans son bus Volkswagen, pour Anne Waldman, la plus jeune, ce fut
d’abord l’axe New York – San Francisco, puis, la Grèce, l’Egypte,
l’Asie. Elles ont voyagé,
beaucoup même, et voyagent encore : en Amérique du nord et du sud, en
Europe, en Orient, les destinations étant les mêmes que celles des écrivains beats,
mais sans eux, à quelques exceptions près : Joanne Kyger est partie au
Japon avec Snyder. Même Carolyn Cassady qui avait désespérément poursuivi un
rêve de famille ‘normale’ avec Neal, a fini par partir : à 60 ans,
pour Londres, et pour s’y fixer.
Dans
les années 50 et 60, elles sont plutôt restées dans l’ombre, observatrices,
travailleuses, certaines plus sobres. À l’exception de Diane di Prima,
elles ont écrit plus tard qu’eux, étaient d’ailleurs pour la plupart de
dix à quinze ans plus jeunes qu’eux. Elles ont joué et jouent encore un rôle
majeur dans l’héritage de la Beat Generation. Elles sont
nombreuses, après les années de ‘Love and Rage’, comme dit Lawrence
Ferlinghetti, à en être les
archivistes, comme Eileen pour Bob Kaufman. De plus, elles ont assuré ou
assurent encore des tâches d’enseignement : Diane di Prima à San
Francisco, les traditions spirituelles orientales, Hettie Jones à New York auprès
de divers groupes de déshérités, Janine Pommy Vega, en anglais et en
espagnol, dans plusieurs universités et dans des prisons, Anne Waldman qui
fonda, en 1974, avec Ginsberg, la ‘Jack Kerouac School of
Disembodied Poetics’ à l’Université Naropa à Boulder au
Colorado.
Il
faut noter le rôle tout particulier qu’a joué et joue encore City Lights,
avec la publication notamment de ‘Poems to Fernando’ de Janine
Pommy Vega en 1968, les ‘Revolutionary Letters’ de Diane di Prima en
1971, à nouveau en 2004, ‘Fast Speaking Woman’ d’ Anne Waldman en
1975, et celui, d’encouragement de Philip Whalen qui n’accordait pas
d’importance à ce qui était ‘bien’ ou pas, l’essentiel étant de
s’exprimer, vaille que vaille…Kenneth Rexroth manifesta sa sympathie et son
appréciation à Diane di Prima. Les femmes beats étaient d’ailleurs
aussi proches des poètes de Black Mountain College que du cercle beat
proprement dit. Parmi leurs amis, on comptait, outre Michael McClure, Robert
Duncan, David Meltzer et Lew Welch qui étaient davantage à l’écoute de ce
qu’elles faisaient. Privilégiés : l’intuitif, la perception immédiate,
la pratique du Zen.
A
partir des années 90, on a vu se renouveler l’intérêt pour la Beat
Generation, doublé d’un intérêt pour celles qui furent leurs compagnes,
leurs femmes, leurs amies. En témoigne le rassemblement de 1996 à San
Francisco ‘The Beat
Chicks’ où elles se sont retrouvées et celui de
New York lors de la ‘Beatfest 2002’ : ‘Beat Chicks
Live’. Depuis les années 50 et 60, elles avaient acquis davantage de
confiance en elles et avaient, elles aussi, fait un chemin littéraire, étaient
devenues, à part entière, des actrices et créatrices de la Beat Generation.
Le cercle beat ne les avaient acceptées que périphériquement malgré
leur travail et leurs réalisations. Hettie Jones avait pourtant lancé Yugen
et Totem Press avec LeRoi Jones. Selon Gregory Corso, ‘le cercle
beat n’offrait pas un endroit de bienvenue pour leur travail mais il offrait
un refuge par rapport à la tradition’. La seule qui réussit à
s’imposer, en tant que Beat, et à qui Ginsberg reconnaissait une
puissance créatrice comparable à la leur fut Diane di Prima. Quant à Anne
Waldman, elle fut aussi bien acceptée mais elle était plus jeune et venait
plus tard.
Sur
le plan littéraire, et pour rester dans le domaine poétique, nombreux sont
leurs traits communs, leurs inspirations et influences communes : l’intérêt
pour le jazz, capital pour Hettie Jones et qui, pour ruth weiss, ne se démentit
jamais ; pour le bouddhisme : Diane di Prima, Joanne Kyger, Lenore
Kandel, Anne Waldman… garant d’un esprit ouvert, d’une conscience à
approfondir, d’une attitude de recherche, d’un goût pour la sagesse, la
beauté, le concret, du rejet d’une attitude matérialiste. Leurs poèmes en
étaient l’expression. Un souffle, des mots venus spontanément, une adéquation
au réel, à la perception immédiate.
Si Carolyn Cassady récuse le terme de féministe, Diane di Prima, Anne Waldman s’affirment clairement comme telles et ruth weiss fait explicitement référence à Virginia Woolf. Leur engagement est de la même nature que celui des écrivains beats : sociétal et anti-guerre plutôt que strictement politique. Mais il y eut un domaine où elles firent partie de ‘la seule révolution en marche à cette époque-là’ comme disait le journaliste Bruce Cook : l’écriture beat avait fait entrer la vie privée dans le langage public. Ce qui est particulièrement vrai de leur écriture. Elles écrivent sans complexes, de manière tout à fait libre et aucun sujet n’est tabou. Il suffit de donner l’exemple du livre de Lenore Kandel ‘The Love Book’ qui la mena, avec City Lights, en justice, pour n’avoir de suite que la célébrité…mais aussi celui du travail de Nancy Joyce Peters, poète surréaliste.
Les écrivains beats appartiennent définitivement au passé. Les femmes de la Beat Generation appartiennent au présent. Elles sont nos contemporaines, elles sont devenues des femmes d’influence dans notre monde. Nancy Joyce Peters est éditrice-en-chef à City Lights qu’elle détient en partie. Elles participent à des colloques, à des conférences, elles voyagent, elles continuent à écrire, elles enseignent, elles publient, bref, elles continuent à vivre…
Jacqueline Starer
Cet article a été publié, sous une forme plus brève, dans Le Journal des Poètes n°2 de 2004 (avril, mai, juin 2004) (Bruxelles)
Source : http://ecrits-vains.com/points_de_vue/beat.htm