Millenium par Werner Lambersy
« Avant le règne du temps,
quand le néant et moi ne faisions qu’un »
Parviz
Khazraï
Parole impossible puisque personne pour la prononcer
Moyennant quoi, on prête à ce silence tout ce
qu’on veut bien lui faire dire. L’introduction, comme en mathématique, de
ce « défaut » sert de nombre imaginaire pour résoudre l’équation
de la mort et de notre peur de mourir. Il « même », donc je suis,
j’ai été, je serai toujours. Toute vérité révélée est une idée reçue :
c’est encore le cas aujourd’hui, mais j’ai besoin d’exister ! La
Terre infestée d’hommes de Marcel Moreau en confirme plus que jamais l’obsession. Que l’humanité disparaisse comme espèce, née
de tant d’autres, reste dur à admettre face aux progrès « formidables »
de la technologie…
Etre aimé, l’avoir été, espérer l’être, même
dans la haine, fait de nous le centre de l’autre. Dieu lui-même n’y échappe
pas ! Le principe d’incertitude qui tient lié le tout disparate de
l’univers peut s’appeler amour. Depuis la physique quantique, nous vivons
une nouvelle weltanschauung ouverte sur tout, mais le vieux cortex n’a pas
bougé d’un poil et nous voici toujours égaux à la férocité imbécile du
crocodile ancestral…
Demain, nous évoluerons dans un « multivers »
et qui sait ce que sera ce « nous » ? L’obole pour le passage
du Styx ne se verra sans doute plus frappée à l’image de l’absolu. Déjà
le Sacré n’a plus cours que dans les sombres officines du fanatisme et les
arrière-boutiques des paradis en promotion. Ce qui fait encore beaucoup de
monde ! Le reste est politique à grand spectacle « pour distraire de
l’ennui » (Schopenhauer).
On a trop fait parler les dieux en commères de
quartier, laissant colporter l’injustice et la misère par tous ceux qui se
prenaient pour des pythies, des prophètes ou des apôtres, au misérable prix
de ne s’aimer pas eux-mêmes…
Le néant demeure muet : il n’a pas à naître !
Mais pas l’écriture ou le poème, qui empruntent le verbe à la rumeur de
l’âme et à la création « ineffable » de l’art (Jankélévitch).
Ce qui se passe dans l’écart entre les signes, les mots, les lignes dit le
silence où nous disparaîtrons, la beauté qui nous fuit comme les galaxies et,
entre l’encre et le pinceau, l’instant suspendu dont ce sera l’unique éternité.
Le chant est l’énergie noire dont le vide se nourrit : les grandes voix
ramènent la parole aux densités fondatrices. La lumière et l’espace-temps
sont les échasses qui nous permettent de regarder plus loin et au-delà des
horizons. L’art , historiquement récent, semble déjà aborder sa phase
terminale : deux guerres mondiales et les cours assassins de la bourse en
ont assuré l’intérim vers les limbes marchands . L’art montre des grâces
d’agonisant, dont les colères lacèrent les draps lavés dans la machine des
médias mais, dans des coins obscurs et retirés des modes, résistent encore
des être tendres au nombre des génies ! De la beauté, mot tabou, matrice
féconde en bonheurs essentiels, ne demeurent que l’antique nostalgie et la
faim
L’œuvre vend sa vaisselle au kilo dans les
brocantes branchées de l’esprit critique…
On lance dans le bac à lessive du public les noms
qui font les plus belles bulles…
On exhibe le tir groupé des fusils à plomb du cœur
dans les baraques foraines de l’amour…
On court, en tâtonnant, le long des labyrinthes
truqués du palais des glaces du sexe…
On cherche sa propre image dans l’ersatz des
affiches...
Les lobbies flashent leurs logos planétaires dans la
monotone lobotomie des néons...
La banque et les fonds de pension crachent leurs bénéfices
à la gueule du travail...
On parle statistiques, échantillons représentatifs
de la population (pas du peuple !)...
Aux jeunes, on promet richesse et gloire, le temps
qu’elles servent à l’argent et le servent...
Le respect tient aux parts de marchés prises dans
les guerres, la drogue ou la crédulité..
La publicité et la psychologie des masses sont des
armes de destruction massive…
On a greffé des caméras de surveillance dans les
cervelles…
Sérénité et paix de l’âme seraient des conforts
inavouables …
Le brent bréneux, les déchets chimiques et
atomiques recouvrent la planète…
Les oiseaux sont mazoutés et les moissons se masturbent aux OGM...
Manger n’est plus une fête pour rire et faire rire
de la mort…
Le troisième âge est un bisness rentable, le
repentir aussi et même l’oubli…
La solitude devient un acte collectif livré aux décibels
déchaînés…
Les amoureux se parlent un baladeur sur les oreilles
et un portable au cou comme une clarine de troupeau…
Mais rien n’est perdu tant qu’on veut, désespérément,
cette chose qu’on n’a pas ; qui ne se vend ni ne s’achète nulle part ;
qui pourtant appartient à tous et à personne ; qu’on devine sans la
connaître ; qu’on regrette peut-être comme si on l’avait déjà
connue et qui manque sans qu’on sache ce que c’est…Les sciences ont rétabli
le poème qui seul parfois peut en rendre compte (Cassé, Luminet et tant
d’autres…) Les mathématiques font preuve d’humour ! Le rêve et l’émotion
sont les coefficients indispensables de la raison. Une esthétique, en tant que
telle, marquant toujours la fin d’une époque, l’inspiration, mot tabou lui
aussi, exige « l’inentendu » des mots. Les Valeurs éternelles
sont des objets obscènes et absurdes qu’il faut briser en jouant. Vivre
l’art , être un humain, jouir de la beauté doit rester une genèse qui
surprend le réel et le fabrique. Ecrire un poème, c’est sortir de
l’impensable comme on sort d’un coma et rien n’est jamais perdu tant
qu’on désire cette chose qu’on ne peut ni posséder ni acheter ou vendre
nulle part…