René Passet : “Le néolibéralisme creuse les inégalités à l'échelle mondiale”
entretien avec Michel Abescat Télérama n° 3171
LE MONDE BOUGE - Economiste et enseignant hétérodoxe, René Passet établit la généalogie des doctrines économiques en la mettant en perspective avec l’histoire de la pensée, et dénonce la "régression" néolibérale. Eclairant.
Crise économique et
sociale. De quoi s'agit-il ? Quelles en sont les conséquences ? Comment en
sortir ? Au fil des semaines, Télérama propose une série d'enquêtes, de
reportages et d'analyses pour tenter de comprendre.
Relire l'histoire de l'économie
à la lumière des mutations de la pensée, qu'elle soit scientifique ou
philosophique : l'entreprise est de taille, et le résultat, passionnant. En près
de mille pages d'accès aisé, René Passet, professeur d'économie parmi les
plus reconnus, pionnier de l'approche transdisciplinaire, éclaire un débat
souvent technique et confus et remet en perspective les événements que nous
vivons aujourd'hui. Résultat d'une vie de travail et de recherches, produit
d'un esprit d'une rare ouverture, son livre deviendra sans doute une référence.
L'entretien que nous publions est le premier d'une série d'articles destinés
à mieux faire comprendre les enjeux et les conséquences de la crise économique
qui ébranle la planète tout entière.
Comment s'est formé le projet de ce livre ?
Il y a longtemps, quand j'étais
jeune prof, j'ai enseigné l'histoire de la pensée économique. Cette
discipline me fascinait et, en même temps, me laissait dans une grande
insatisfaction. La plupart des livres présentaient en effet une sorte de
catalogue des auteurs ou des écoles, enfermés dans leur petite bulle. Le
premier se fait démolir par le second, lui-même contesté par le troisième,
et ainsi de suite, donnant l'image d'un débat en vase clos, coupé du monde. Il
me semblait qu'il fallait donner un sens à cette succession d'approches et de
théories. Mais ce n'était pas un projet de début de carrière ! Depuis, j'ai
mûri, écrit quelques livres et rencontré beaucoup de gens, en particulier ce
fameux Groupe des Dix, constitué à l'initiative de Jacques Robin et de Robert
Buron, au sein duquel j'ai travaillé, pendant une dizaine d'années, avec des
biologistes, des physiciens, sociologues, anthropologues, informaticiens ou
cognitivistes, ces scientifiques qui étudient les mécanismes de la pensée. Ce
groupe m'a permis d'envisager les choses autrement, en rapprochant les différents
savoirs. Après des années d'enseignement, je me suis dit qu'il était peut-être
temps de reprendre ce bon vieux projet qui ne m'avait jamais quitté.
Rapidement, quelles sont les grandes étapes de cette histoire de l'économie que vous relisez aujourd'hui ?
D'une certaine façon, nous
sommes toujours ce petit homme cher au dessinateur Jean-François Batellier. Il
est là, debout sur le grain de sable terrestre, et il interroge, angoissé, le
fond noir de l'Univers : « Y a quelqu'un ? » A l'origine, il ne dispose que de
ses cinq sens, il perçoit le monde comme un « grand tout » dont les
grondements et les colères révèlent les sentiments. Les choses qui
l'entourent lui paraissent peuplées d'esprits. Sur les murs des grottes, il
dessine des scènes de chasse destinées peut-être à faciliter la capture du
gibier. L'économie, au sens où nous l'entendons, n'existe pas encore, mais les
hommes éprouvent des besoins qu'ils tentent de satisfaire en s'aidant d'outils
de plus en plus sophistiqués. A mesure que s'étend le champ des connaissances,
l'empire des esprits recule, ils prennent la forme de dieux qui se réfugient
sur le sommet des montagnes ou dans les cieux. On passe d'une représentation
magique à une représentation mythique du monde. Un pas considérable est
franchi lorsque, derrière les manifestations de ces forces, on perçoit des régularités.
Celles des crues du Nil par exemple. La nature semble obéir à des lois que les
humains vont s'attacher à comprendre, puis à exploiter. La lunette
astronomique, vous voyez que je vais vite, va représenter un tournant.
Nous en sommes déjà à Descartes et à Newton ?
Exactement. Face à
l'Univers, le petit homme de l'époque voit un monde entièrement matériel, en
équilibre, gouverné à tous les niveaux par les mêmes lois mécaniques et
immuables de l'attraction universelle. Descartes et Newton se complètent pour décrire
un monde qui fonctionne comme une horloge, et des êtres vivants comme des
machines. Comme par hasard, c'est dans la foulée de ces conceptions qu'en économie
va naître l'école libérale classique. Adam Smith, David Ricardo,
Jean-Baptiste Say, John Stuart Mill imaginent un système dont l'intérêt privé
constitue le ressort et la concurrence, le moteur. La célèbre « main
invisible » d'Adam Smith réalise spontanément la transmutation des intérêts
individuels en intérêt général. Pour cet auteur – qui est aussi celui
d'une Histoire de l'astronomie –, il existe une loi « gravitationnelle » des
prix : l'offre et la demande ramènent mécaniquement le prix du marché à son
niveau « naturel ».
Cette vision d'un monde horloger va être bouleversée par l'apparition de la machine à vapeur...
Notre petit homme, qui
pensait jusque-là que le monde était entièrement fait de matière, découvre
qu'une substance mystérieuse, immatérielle et invisible, est capable de
soulever le couvercle d'une marmite ! C'est la découverte de l'énergie et des
lois de la thermodynamique – la transformation de la chaleur en mouvement –
par Sadi Carnot. Une mutation considérable, porteuse de la révolution
industrielle et d'un nouveau regard sur le monde qui rompt avec l'image de l'équilibre
et de la répétition : ce monde bouge, il évolue, comme va aussi le montrer
Darwin.
La théorie économique ne
reste pas à l'écart. A la première loi de la thermodynamique, celle de la
conservation (une fois brûlé, le charbon existe encore à l'état de gaz et de
cendres), correspondra l'idée d'une permanence malgré tout : c'est la
conception de l'« équilibre général » des marchés de Léon Walras
(1834-1910), l'équilibre de chaque marché dépendant de celui de tous les
autres. La seconde loi, celle de la dégradation (une fois brûlé, le charbon
ne pourra plus engendrer le mouvement), suggère que, loin d'être promis à l'éternité,
l'Univers marche vers la mort thermique. Marx (1818-1883) et Engels (1820-1895),
également influencés par la pensée de Hegel, pour qui l'Univers évolue selon
un processus de continuel dépassement, s'en inspireront pour décrire
l'autodestruction du système capitaliste.
La guerre de 14 marque-t-elle une rupture ?
Après le choc de cette
guerre et celui des crises, en particulier celle des années 1930, le doute
s'installe dans les esprits. Les valeurs, les normes sociales, la culture et
bien sûr les dogmes scientifiques sont ébranlés. Au niveau de l'infiniment
grand apparaît le monde de la relativité, révélé par Einstein. Au niveau de
l'infiniment petit, la mécanique quantique bouleverse la vision de la réalité.
Freud dévoile les profondeurs de l'inconscient humain. C'est dans ce cadre
nouveau que John Maynard Keynes (1883-1946) construit son œuvre en relativisant
la théorie économique classique comme Einstein a relativisé l'univers
newtonien. Ainsi, comme Einstein intégrait le temps et l'espace dans un concept
unique d'espace-temps, Keynes intègre la monnaie, porteuse de temps, à
l'espace de l'économie réelle alors que les classiques la tenaient à l'écart,
la considérant comme neutre. De même Keynes s'inspirera-t-il de Freud pour établir
les fondements psychanalytiques des comportements individuels et, au niveau
collectif, ceux des marchés. Au présupposé classique de la rationalité des
marchés, qui évacuaient l'imperfection des connaissances et des comportements
humains, il oppose l'incertitude dans laquelle les acteurs économiques sont
condamnés à agir.
Quel regard portez-vous sur cette mise en perspective des théories économiques ?
Une leçon de relativité et
d'humilité. Contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, il
n'y a pas de vérité éternelle en économie. Il ne faut jamais juger les
auteurs en dehors de leur époque. Ricardo, qui écrit au XIXe siècle en
Angleterre, au début du capitalisme, a raison d'insister sur la vertu de l'épargne
: ce qui manque alors, c'est le capital, moteur du développement. En revanche,
un peu plus d'un siècle plus tard, Keynes a tout aussi raison quand il préconise
l'inverse : dépensez ! L'accumulation primitive du capital est réalisée, ce
qui importe alors, c'est la consommation, devenue le moteur de l'économie.
L'essentiel est donc de ne pas se tromper d'époque. Et c'est ce qui arrive
aujourd'hui avec les néolibéraux.
Que voulez-vous dire ?
Avec l'apparition de
l'ordinateur pendant le second conflit mondial, puis le développement
foudroyant de la micro-informatique et d'Internet, nous avons effectué une
mutation considérable. L'esprit humain est entré dans le champ économique en
tant que facteur de production, au même titre que le capital ou la force
musculaire. L'information, au sens du message mais aussi de la mise en forme (in
formare signifie « donner une forme »), celle de la matière ou de l'énergie,
s'étend désormais à tous les aspects de l'activité humaine. Et elle
fonctionne en réseau à l'échelle du monde. C'est dans ce cadre désormais que
s'organise la vie économique. Parallèlement, notre regard sur l'Univers change
de nouveau. Les anciennes conceptions butaient sur la question de la vie.
Comment aurait-elle pu jaillir d'un monde-horloge au mouvement éternellement
recommencé ou d'un autre marchant irrémédiablement vers sa dégradation ? Si
la vie est apparue, c'est qu'il y a dans ce monde des forces et des énergies
qui la conduisent à se complexifier sans cesse, du big bang au cerveau humain.
C'est cet univers complexe qu'il s'agit aujourd'hui de décrypter, et les
ordinateurs y contribuent largement, en permettant des calculs qui révèlent
des phénomènes jusqu'ici inaccessibles à la science. Voyez les nouvelles théories
dites du chaos, celle des « structures dissipatives » d'Ilya Prigogine ou des
« catastrophes » du mathématicien René Thom. Je les développe dans mon
livre.
La pensée économique n'est pas restée à l'écart de ce mouvement...
Il y a même une
effervescence d'auteurs qui se sont attachés – et s'attachent – à la faire
progresser, tel Joseph Schumpeter (1883-1950) qui a développé le concept de «
destruction créatrice » du capitalisme qui détruit ses éléments vieillis en
en créant continuellement de nouveaux. Etrange résonance avec un univers qui
se dégrade en engendrant un monde de plus en plus complexe. Des économistes
ont participé directement au renouveau des sciences cognitives. D'autres ont
fait appel à la psychologie comportementale, à la neuroéconomie.
Malheureusement en ordre dispersé et sans déboucher, à ce jour, sur une
nouvelle synthèse. Ce mouvement se heurte, en effet, au mur de l'orthodoxie néolibérale
mise en place, dans les années 1980, autour de Friedrich von Hayek et de Milton
Friedman, relayés idéologiquement et politiquement par Margaret Thatcher et
Ronald Reagan. En revenant aux vieilles lanternes de la rationalité des agents
économiques, de la neutralité de la monnaie, à la foi inébranlable dans la régulation
du marché, ces « nouveaux classiques » tournent diamétralement le dos aux
avancées scientifiques de notre temps : la complexité, le réseau,
l'incertitude. C'est une formidable régression.
“La sphère
financière va se replier sur sa propre logique, s'hypertrophier et se déconnecter
de l'économie réelle.”
Quel va être le résultat de cette domination néolibérale ?
Une politique de déréglementation
qui va permettre la liberté totale de circulation des capitaux. La sphère
financière va se replier sur sa propre logique, s'hypertrophier et se déconnecter
de l'économie réelle. La Bourse se situe aujourd'hui au centre de la vie économique,
la spéculation devient un des principaux moyens de gagner de l'argent. En 2005,
92,3 % des transactions étaient constituées par des opérations financières
de couverture, de spéculation et d'arbitrage contre 3,4 % tournées vers l'économie
réelle sous forme d'achats ou de ventes d'actions ou d'obligations ! La
puissance de la sphère financière est telle qu'elle impose sa loi à tous les
niveaux de l'activité économique : entreprises, nations et organisations
internationales. En exigeant des entreprises des taux de rendement de 15 % de
leurs capitaux propres, on inverse la finalité de l'économie. De moyen, la
finance devient l'objectif suprême. La rente de l'actionnaire, qui se nourrit
des ponctions effectuées sur les autres revenus, conduit systématiquement à réduire
les salaires, le nombre d'emplois, la dépense publique, la protection sociale.
Le néolibéralisme creuse les inégalités à l'échelle mondiale, place
l'argent au-dessus de tout, provoquant une crise du sens et des valeurs,
brouille les frontières entre économie « propre » et « sale ». La logique
marchande triomphe, englobant la culture, l'éducation, la santé. Le vivant,
hier sacré, fait l'objet de brevets. Et les ressources naturelles, surexploitées,
sont peu à peu épuisées par la course productiviste.
Comment analysez-vous la crise que nous traversons ?
Contrairement à ce que l'on
entend souvent, ce n'est pas une crise de l'économie que nous vivons
aujourd'hui. Mais une crise du système néolibéral. Ce n'est pas un phénomène
extérieur qui a provoqué la crise des subprimes en 2008, mais la logique
propre à ce système, lancé dans une course en avant de plus en plus folle,
qui a conduit à proposer des crédits à des populations de plus en plus vulnérables,
malgré les avertissements répétés contre les risques de formation de bulles
immobilières. Le dépérissement de ce système demandera du temps. Trop d'intérêts
sont en jeu, et vous avez pu constater qu'après quelques ajustements tout a
repris comme avant. Les crises, de plus en plus violentes, se reproduiront. Et
ceux qui ont pâti du système seront les principales victimes de son
effondrement. Mais celui-ci ne se produira que si un nouveau système est en
mesure de prendre la place.
Quel pourrait-il être ?
Je n'en vois pas d'autre que la bioéconomie. Les menaces qui pèsent aujourd'hui sur la biosphère, c'est-à-dire l'ensemble des êtres vivants et des milieux où ils vivent, conditionnent tout le reste. Incluses dans cette biosphère, les organisations économiques doivent en respecter les lois et les mécanismes régulateurs, en particulier les rythmes de reconstitution des ressources renouvelables. Cela pose évidemment la question devenue cruciale de la « gouvernance mondiale », aucune nation ne pouvant régler, seule, des problèmes d'une telle envergure. Certains pourront penser que de tels propos relèvent de l'utopie. Mais n'est-ce pas celle-ci qui donne du sens à nos existences ?
propos recueillis par Michel Abescat
Télérama n° 3171
A lire
Les Grandes Représentations du monde et de l'économie à travers l'histoire, de René Passet, éd. LLL Les liens qui libèrent, 950 p., 38 €.